Faut-il cacher ses émotions au travail ?
Publié dans TALENT le 26 octobre 2021
S’autoriser à être soi tout en se fondant dans le collectif est un dilemme qui anime notre quotidien à chaque instant. Savoir exprimer ses émotions et savoir recevoir celles de son entourage suffit parfois à faire la différence entre le collaborateur épanoui et celui en souffrance psychologique.
Dans l’article suivant, nous nous interrogeons sur ce qu’implique le fait de cacher ses émotions au travail.
1) Comment l’environnement impacte-t-il les émotions au travail ?
28% des collaborateurs qui travaillent avec du public doivent parfois mentir au travail, ce qui est un facteur de stress (Infographie « Conflits de valeurs, exigences émotionnelles et risques psychosociaux », Dares 2019)
La possibilité d’exprimer ou non ses émotions est tout d’abord définie par l’influence culturelle. Dans certaines cultures, il est tout à fait accepté de se mettre en colère tandis que dans d’autres cultures, la pudeur est de rigueur. Cela crée un premier conditionnement parce qu’il sera plus difficile d’accueillir la colère des autres si l’on n’y a jamais été préparé.
D’après l’émission French Connections qui décortique les clichés sur la France par exemple, se plaindre et râler en France joue un rôle de fonction sociale pour faire la conversation. Il est donc socialement accepté de se plaindre même si cela peut avoir une influence négative sur notre bien-être personnel et sur celui de notre entourage.
Le deuxième facteur qui influence nos émotions, c’est le contexte social. La crise sanitaire subie ces derniers mois par exemple génère beaucoup d’émotions négatives comme de l’anxiété ou un sentiment d’injustice. S’il est plus facile de contenir ses émotions en temps « normal », en temps de crise, c’est une autre histoire !
Le troisième facteur qui influence nos émotions au travail, c’est le type de poste auquel on est rattaché. Les emplois en contact avec le public demandent une maîtrise de ses émotions à toute épreuve parce que c’est l’image de l’entreprise qui est en jeu, que l’émotion soit positive ou négative ! Être manager demande de supporter un niveau de stress important et de prendre des décisions qui vont parfois à l’encontre de ses idéaux, à l’inverse, ne pas avoir suffisamment de responsabilités en entreprise donne l’impression de ne pas être apprécié à sa juste valeur etc.
Enfin, le dernier facteur concerne l’influence de notre environnement privé. Chaque collaborateur est confronté dans sa vie privée à des émotions qui ne disparaissent pas une fois qu’il a franchi le seuil du bureau. Compte tenu de tous ces facteurs, peut-on réellement s’attendre à ce qu’un collaborateur soit en mesure de maîtriser ses émotions à chaque instant avec le même niveau d’intensité ? Cacher ses émotions au travail se révèle donc être un exercice périlleux voire utopique et susceptible de générer au contraire un sentiment de culpabilité quand on échoue puisqu’il s’agit en fait d’une attente humainement impossible à combler.
2) Les émotions négatives au travail ont un rôle à jouer !
37% des personnes interrogées estiment que le manque de formation les empêche de faire correctement leur travail (Infographie « Conflits de valeurs, exigences émotionnelles et risques psychosociaux », Actuel RH – Dares 2019)
Il existe 5 émotions négatives ressenties au travail qui ont été théorisées en 1997 par Cynthia Fisher, professeur de management : la frustration, la nervosité, la colère, l’aversion et la déception ; et ces émotions ont un rôle à jouer.
« Si les émotions négatives servent à nous alerter pour assurer notre survie, à l’échelle moins dramatique du milieu professionnel, elles révèlent un manque qui empêche les collaborateurs de faire leur travail dans des conditions optimales. »
Se montrer frustré parce que l’on ne se sent pas assez formé révèle que le manque de maîtrise dans ses tâches est une source de stress, se mettre en colère parce que l’équipement que l’on utilise n’est pas adéquat permet de prévenir contre un risque pour sa santé physique, se sentir nerveux parce que l’on n’a pas eu assez de temps pour préparer une réunion révèle des dysfonctionnements dans l’organisation interne de l’entreprise, etc.
Toutes ces émotions négatives sont porteuses d’informations qui permettent aux collaborateurs d’améliorer leur performance si le manager sait les écouter. Il semble donc que cacher ses émotions au travail revienne plutôt à empêcher de créer les conditions nécessaires à l’amélioration de la performance individuelle et collective.
3) L’épuisement professionnel, c’est aussi une question d’émotion !
« Le comportement désaffectivé autorise alors des décisions dont le but est le profit, faisant fi de la dimension humaine pour faciliter, par exemple, le fait de « se séparer » d’une partie du personnel » (Aurélie Jeantet « Les émotions au travail »)
La sociologue américaine Arlie Russel Hochschild considère que le fait de devoir réduire l’écart entre les émotions positives que l’on doit afficher et les émotions négatives que l’on ressent est un « travail émotionnel ». Ce travail implique un engagement mental qui peut être source d’épuisement.
La fatigue se traduit par des troubles physiques, une augmentation de l’anxiété, un risque de dépression et poussé à l’extrême, au burn-out.
Cacher ses émotions au travail pour répondre à une attente sociale, c’est donc un faire effort qui consomme de l’énergie et augmente le risque de développer des risques psychosociaux ou encore des maladies physiques graves comme le cancer.
Dans un autre registre, pouvoir exprimer une émotion au moment où elle est ressentie ou peu de temps après permet de la laisser filer pour passer plus vite à autre chose. C’est donc le meilleur moyen d’éviter « l’emmagasinement » de ressenti négatif susceptible de conduire plus tard à un « craquage total ».
« La question n’est donc plus de savoir s’il est bon ou mauvais de cacher ses émotions au travail, mais plutôt de trouver des solutions pour créer un environnement professionnel qui permette de les exprimer sans troubler l’harmonie du collectif. »
Les émotions jouent un rôle de thermomètre du bien-être. Quand elles sont positives, elles révèlent un besoin qui a été comblé et permettent de dégager des hormones positives dont l’objectif in fine est d’augmenter nos chances de survie. À l’inverse, les émotions négatives révèlent un besoin qui doit être comblé et vont nous faire dégager des hormones de détresse pour nous mettre en alerte, dans le but toujours, d’assurer notre survie.
Se couper de ses émotions, positives comme négatives, c’est donc refuser de recevoir les informations précieuses qui assurent notre survie. Cependant, pour préserver l’harmonie du collectif, nous avons tendance à minimiser leur importance, surtout dans le milieu professionnel. Une attitude à double tranchant quand on sait que les émotions non exprimées auront tendance à s’emmagasiner pour éclater au moment le moins opportun et mettre à mal l’harmonie du collectif.
4) Le manager doit-il « manager » les émotions de ses collaborateurs ?
L’intelligence émotionnelle est devenue une compétence indispensable pour manager en bienveillance. Si le manager n’a aucun contrôle sur les émotions de ses collaborateurs, il lui revient quand même la responsabilité d’accueillir les émotions collectives ou individuelles de ses équipes, qu’elles soient positives ou négatives. Sinon, il court le risque de se couper d’une partie des informations qui vont l’aider à créer l’environnement professionnel dont les équipes ont besoin pour préserver leur santé mentale.
Il existe plusieurs techniques pour favoriser l’expression des émotions sans perturber l’harmonie du collectif. L’important est de savoir créer un espace d’expression maîtrisé pour permettre aux collaborateurs d’évacuer leurs émotions. Pour régler une situation de conflit qui dégénère, on favorise par l’exemple l’entretien en petit comité avec éventuellement un médiateur ; pour soutenir des collaborateurs qui doivent maîtriser leurs émotions vis-à-vis d’un public, le manager crée un groupe de parole qui se retrouve régulièrement pour exprimer les difficultés rencontrées au travail, etc. Créer un espace ou un moment dédié à l’expression des émotions permet de faire tomber la pression avant le point de non-retour.